L'Union Douanière

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La Turquie et l'U.E.
L'Union Douanière
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À Qui PROFITERA L’UNION DOUANIERE ?

 

Le Parlement européen est appelé le 13 décembre à donner son avis sur l’accord d’union douanière conclu le 6 mars 1995 à Bruxelles.

Ce scrutin tant attendu aura sans doute des conséquences durables sur les relations turco - européennes. Il pourrait également avoir un impact important sur le regard que portent les citoyens de l’Union européenne sur leur Parlement, sur son prestige moral et sur sa vigilance démocratique.

Malgré certains discours officiels tendant à présenter l’union douanière comme un simple arrangement commercial, au demeurant économiquement avantageux pour l’Europe, nombre de citoyens, d’élus et d’ONG européens, ainsi d’ailleurs que les Turcs, la considère comme l’antichambre déguisée d’une adhésion pleine à l’Europe.

L’Union européenne qui se définit comme une espace de paix, de démocratie et de respect d’autrui peut-elle, doit-elle signer un tel accord, avec un pays comme la Turquie qui, selon les conclusions mêmes du rapporteur du Parlement est loin de remplir ces critères de base ?

A qui va profiter une ratification votée 10 jours avant des élections législatives turques organisées dans la plus grande confusion politique et institutionnelle ? Certainement pas aux partis d’opposition, de droite ou de gauche qui, hormis le Refah islamiste, sont pourtant tous pro-européens mais ne peuvent se prévaloir de cette " victoire turque en Europe ". Très peu au Parti Républicain du Peuple (CHP) de M. Baykal qui, la première fois dans sa longue histoire risque de ne pas franchir la barre des 10% et, de ce fait de ne plus être représenté au Parlement. Son électorat traditionnel – Kurdes, alévis, mouvement ouvrier, intellectuels libéraux – lui reproche amèrement d’avoir, pendant quatre ans, servi de faire-valoir de gauche à une coalition gouvernementale responsable de la destruction de plus de 3000 villages kurdes, de déplacements forcés de plusieurs millions de paysans kurdes, d’assassinats de milliers de civils par les escadrons de la mort ou dans des centres de tortures, et de la plus grave crise sociale de l’histoire du pays. Que ce parti se soit résolu à cautionner cette politique à contre cœur, avec des états d’âme, dans le but de " limiter les dégâts " comme l’affirment ses dirigeants, ne change guère l’ampleur de la déception et de la désaffection des électeurs qui semblent accorder peu de crédit à ses nouvelles promesses de " démocratisation " et de " règlement pacifique du problème kurde " dans la mesure où en quatre ans il n’a tenu aucun de ses engagements antérieurs dans ces domaines ? La désaffection touche désormais, le cœur même de cette formation avec b démission de 17 députés sur les 65 que comptait ce parti. Parmi les démissionnaires, six ministres, dont M. Mumtaz Soysal, ex-ministre des Affaires étrangères, Ismail Cem, ex-ministre de la Culture, et le vice-président du groupe parlementaire, M. Kamer Genç.

Plutôt que la démission, l’ancien président de cette formation, M. Inonü a décidé de se retirer définitivement de la vie politique.

Il devient dès lors clair que c’est Mme. Çiller, qui tirera tout le bénéfice d’une ratification de l’union douanière dans les circonstances actuelles. Se vantant d’avoir séduit Bill Clinton et John Major par son " charme " et convaincu Felipe Gonzales par sa " promesse " d’un soutien turc à la candidature du ministre espagnol des Affaires étrangères au poste de secrétaire général de l’OTAN, elle se présente déjà au public turc comme la " conquérante de l’Europe ". Une image forte symbolisant cette conquête, la photo de Jacques Chirac lui baisant la main sur le perron de l’Elysée, sera utilisée comme principale affiche de sa campagne électorale, cela dans une culture où le baise-main n’est pas considéré comme une marque de galanterie mais comme un acte d’allégeance et de soumission !

Or malgré son langage moderne, et ses professions de foi démocratiques à l’étranger, Mme. piller, à l’en juger d’après sa pratique gouvernementale depuis juin 1993, est tout sauf un leader démocrate fiable. Arrivée au pouvoir avec la promesse d’" embrasser les 12 millions de Kurdes du pays avec l’amour d’une mère " et de leur accorder " un statut d’autonomie sur le modèle du Pays basque en Espagne ", elle a rapidement conclu une alliance funeste avec les nationalistes ultras de l’armée pour intensifier la politique de destruction de villages kurdes et du dépeuplement du Kurdistan amorcée par le gouvernement précédent, établir des listes des intellectuels et hommes d’affaires kurdes " suspects " qui furent assassinés les uns après les autres, instaurer un black-out total sur " les événements du Sud - Est ". C’est elle qui, à la demande du chef d’état-major des armées, fit lever à la hussarde, la levée de l’immunité parlementaire de Leyla Zana et de ses collègues du Parti de la démocratie (DEP) avant de dissoudre ce parti sous prétexte de " propos séparatistes " que son ex-président auraient tenus à l’étranger et de faire condamner à de lourdes peines de prison les députés kurdes coupables d’exprimer pacifiquement les aspirations de la population qu’ils représentent. Le 21 septembre, dans une déclaration à la presse son vice - premier ministre actuel, M. Deniz Baykal, dénonçait : " Mme. Çiller est un pantin dont les fils sont tirés par d’autres. Elle est faible et indécise. Elle m’a dit qu'elle pensait comme moi mais qu’elle ne pouvait pas prendre certaines décisions concernant la démocratisation. Où peut-on aller avec un Premier ministre, simple jouet d’une coalition secrète qui dirige le pays ". Cette " coalition secrète " étant celle de l'état-major militaire et des chefs de la police politique (MIT).

Le 2 novembre, commentant la conclusion d’une alliance électorale entre le Premier ministre turc et le colonel Türkes, chef du Parti d’action nationaliste, néofasciste, le secrétaire général de la formation de M. Baykal, partenaire de la coalition gouvernementale, n’hésitait pas à déclarer à la presse : " Tansu Çiller est le cheval de Troie de l’extrême droite fasciste et raciste. L’avenir de la démocratie et du pays est en grand danger ".

Un autre partenaire majeur de Mme. Çiller, l’ancien président du Parlement, H. Cindoruk, alerte également l’opinion sur oie péril du fascisme qui guette le pays et qui étend sa mainmise à l’ombre de Mme. Çiller ". Intervenant le 4 novembre sur la chaîne privée InterStar il a dénoncé " le nationalisme à la Serbe du gouvernement Çiller qui prétend réaliser l’unité du pays en brûlant de villages et par des pratiques violentes, criminelles et racistes " avant d’ajouter : " une bande de militaires d’extrême droite, d’usuriers, de spéculateurs, de pilleurs d’Etat s’est emparée, grince à Çiller, de commandes de l’Etat. Ce sont des partisans enragés de la violence ; ils ne peuvent prospérer que grâce à la guerre et par des politiques de violence. Tant que cette bande n’aura pas été éliminée, il n’y aura pas de démocratisation en Turquie ; et le sang ne cessera pas de couler et la Turquie ne pourra pas entrer dans l’Union européenne ".

La liste des candidats du Parti de la Juste Voie (DYP) de Mme. piller pour les prochaines élections ne fait que renforcer les appréhensions de M. Cindoruk. Outre le général Gures, ancien chef d’état-major des armées, et les deux anciens " super-gouverneurs " de la Région d’état d’urgence kurde, on y rencontre les principaux chefs de police et directeurs de sûreté du pays, des directeurs de plusieurs banques d’Etat, de hauts dirigeants du Trésor et des Finances impliqués dans des scandales financiers gigantesques au profit du couple Çiller et des proches collaborateurs du Premier ministre, des procureurs et des juges ayant " étouffé " ce pillage de l’Etat, des personnages impliqués dans des affaires de tortures et de disparitions, etc. Tout ce monde interlope cherche à se faire élire afin de bénéficier de la protection de l’immunité parlementaire le mettant à l’abri d’éventuelles poursuites légales pendant les cinq années de la prochaine législature et lui permettant de vaquer tranquillement à ses frauduleuses affaires pendant que près de 12.000 personnes, dont 4 députés et de nombreux intellectuels, croupissent dans des prisons turques pour des délits politiques. Face aux railleries de l’opinion qualifiant son partie d’" académie de police ", Mme. Çiller a eu cette réplique: " nous sommes l’armée de l’Etat ".

Questions à nos eurodéputés : voulez-vous vraiment favoriser un tel parti turc ? Si Mme Çiller, malgré vos fortes pressions depuis un an et malgré l’aiguillon de son partenaire de coalition, n’a pas satisfait la plupart de vos conditions minimales de respect de droits de l’homme, pensez-vous que demain, une fois l’union douanière ratifiée, se trouvant à la tête d’un parti dominé par des chefs de police et des militaires ultra, gouvernant seule ou avec son allié d’extrême droite, le colonel Türkes, elle tiendra ses vagues promesses de démocratisation alors que vous n’aurez plus guère de moyen de pression concrets sur Ankara ? Que se passera-t-il si demain la Turquie sombre dans une dictature d’extrême droite laïque et civile ? Conservera-t-on l’accord d’union douanière au nom du " nécessaire dialogue avec un allié stratégique important " ? Disposez-vous des mécanismes de contrôle autres que l’avis conforme demandé au Parlement européen à l’occasion de l’octroi d’aides financières communautaires en faveur d’Ankara ?

Enfin, il ne fait guère de doute que la ratification, dans les conditions actuelles, de l’accord d’union douanière avec la Turquie sera interprétée et présentée par celle-ci comme un quitus donné par l’Europe démocratique à son système politique, à son intolérable politique kurde, à sa répression brutale des opposants, à ses lois liberticides. Ce quitus donnera une prime imméritée à Mme. Çiller et à son parti et ne pourra que saper le crédit moral de l’Europe en général et du Parlement européen en particulier auprès des démocrates kurdes et turcs qui ne manqueront pas de leur reprocher d’avoir sacrifié leur principes sur l’autel des intérêts commerciaux de leurs marchands. Les victimes kurdes et turques du régime turc, les militants des droits de l’homme, de la démocratie et de la paix ne manqueraient pas de se sentir déçus, cet humiliés, par un Parlement européen posant d’abord de fortes conditions de démocratisation, de respect des droits de l’homme, de libération de députés kurdes et de tous les prisonniers d’opinion, se contentant ensuite, au moment fatidique, de quelques vagues mesures cosmétiques et circonstancielles pour se plier, sous la pression des gouvernements et des groupes industriels, à la raison d’Etat !

La ratification aurait aussi des conséquences néfastes sur l’intégration des 3 millions de Turcs et de Kurdes résidant dans les pays de l’Union européenne et vivant souvent au diapason de leur pays d’origine, de ses conflits et de ses passions. Dans leur immense majorité ces immigrés, qui savent d’expérience ce qu’est une démocratie, au sens européen, ont une opinion très négative du régime politique turc et déplorent la complaisance des gouvernements occidentaux envers Ankara. Une ratification sans principes de l’union douanière fournirait un nouveau et puisant argument à tous les groupes qui dénoncent " l’hypocrisie et le mercantilisme des Occidentaux " et leur indifférence à la tragédie kurde et au sort des démocrates en Turquie. Ici comme ailleurs, la perte de foi dans la démocratie et dans la vigilance morale de ses institutions fait le lit des extrémistes porteurs de conflits.

On aurait également tort de sous-estimer la sensibilité de l’opinion publique européenne. Selon un sondage cité par le journal allemand Général Anzeiger du 29 juin, plus de 80 % des Allemands désapprouvent la Turquie pour sa politique envers les Kurdes et les droits de l’homme et 60 % attendent du gouvernement allemand pus d’initiatives dans ce domaine. Désespérant de la capacité dévolution démocratique des dirigeants d’Ankara, plus de 80 % des Allemands interrogés se déclarent même favorables à la création d’un Etat kurde ! La sensibilité de l’opinion au problème kurde n’est pas moindre en France, au Bénélux, dans le pays scandinaves et en Grande Bretagne, sans oublier la Grèce et l’Autriche familières de longue date de cette cause qui a des défenseurs de plus en plus nombreux en Espagne et en Italie également.

Après le règlement en cours du problème palestinien et du conflit bosniaque, le problème kurde apparaîtra avec plus d’acuité comme la clef de voûte de la problématique de la paix, de la stabilité et de la démocratie en Turquie et dans plusieurs Etat du Proche Orient. L’Union européenne, si elle ne veut pas une fois de plus laisser les Américains tirer les marrons du feu, a les moyens politiques, économique et humains de jouer un rôle décisif dans ce domaine. L’accord d’union douanière pourrait être un premier et important moyen de négociation avec la Turquie dans ce domaine.

Toutes ces raisons nous semblent militer en faveur d’un ajournement de six mois ou un an de la ratification de l’union douanière. Cela permettrait d’abord d’observer une attitude de stricte neutralité dans les élections législatives turques, d’attendre l’émergence d’une nouvelle majorité politique disposant de la durée et capable de s’engager sérieusement sur les réformes de démocratisation exigées par le Parlement européen. L’opinion turque comprendrait et apprécierait le souci des eurodéputés de ne pas influencer les élections turques; l’opinion européenne et les millions de victimes de la politique répressive du gouvernement turc sauraient gré au Parlement européen de ne pas avoir transigé sur ses exigences démocratiques et d’avoir eu la sagesse et la patience de proposer à Ankara un dialogue constructif en vue d’une véritable démocratisation du système politique turc, de la libération de tous les prisonniers d’opinion et de l’amorce d’un règlement politique du problème kurde en Turquie.

En un mot, la ratification immédiate ne profitera qu’à Mme. Çiller, à son parti et aux milieux d’affaires. Un report permettrait de préserver l’avenir, d’honorer les principes et les valeurs de démocratie et de civilisation qui fondent l’Union européenne et de favoriser l’évolution démocratique et l’intégration à terme d’un pays qui, lorsqu’il deviendra une véritable démocratie, devra avoir toute sa place en Europe.

[boutons.htm]