Conclusions |
103. Avant d'avancer les conclusions que j'ai tirées de mes entretiens et des données recueillies, je voudrais rappeler que l'objectif essentiel de ce rapport était d'examiner l'évolution de la structure démographique de Chypre. Vu les difficultés que j'ai rencontrées, je pense que c'était une tâche trop ambitieuse. Malgré tout, j'ai essayé, à travers le dédale de données et d'informations, de cerner la réalité. Celle ci m'est apparue comme très complexe et contradictoire. D'où le risque de froisser la sensibilité de l'une ou l'autre partie tout le long de ce rapports. Mais le seul souci qui a guidé mon travail, en tant que Rapporteur, a été d'apporter une contribution, même modeste, aux efforts de tous ceux qui essaient de résoudre le conflit chypriote par la voie du dialogue. Je ne voudrais surtout pas que ce rapport soit utilisé pour alimenter des querelles entre les deux communautés. 104. De mes entretiens avec toutes les parties concernées, je tire une première conclusion: l'établissement de colons turcs dans la partie nord de l'île, au - delà de la querelle de chiffres, est une réalité que nul ne conteste. La question des colons a été évoquée par tous mes interlocuteurs sans exception. 105. Cette arrivée de colons turcs a eu une incidence réelle sur la structure démographique dans la partie nord de l'île. D'après l'Administration chypriote turque, la population dans cette partie est passée de 115.600 personnes en 1974 à 148.500 en 1979. Cet accroissement de 32.900 personnes, est largement supérieur à l'accroissement naturel de la population qui, pour cette période, n'a été que de 7.843 personnes. Il résulte donc d'un mouvement migratoire qui offre un solde net de 25.057 personnes. Rien ne me permet d'affirmer que tous ceux qui sont arrivés étaient des colons turcs. Mais rien non plus ne m'autorise à penser que pendant cette même période, il n'y a pas eu une émigration de Chypriotes turcs, comparable à celle de Chypriotes grecs, surtout vers l'Australie, le Royaume - Uni et d'autres pays du Commonwealth. Quelles qu'en soient les raisons, un accroissement de la population de 28% en cinq ans est un phénomène démographique de nature tout à fait exceptionnelle où qu'il se produise. 106. L'arrivée et l'installation des colons turcs constituent l'événement le plus marquant du point de vue démographique intervenu à Chypre depuis 1974. Il suffit de consulter les tableaux statistiques pour constater que les principaux indicateurs démographiques des deux communautés (taux d'accroissement naturel de la population, de nuptialité, de divortialité ou de mortalité infantile), souvient une évolution tout à fait comparable depuis 1974 jusqu'à nos jours. Un seul indicateur, le taux de fécondité, enregistre une divergence importante, surtout entre 1975 et 1980. Il est plus élevé dans la partie nord que dans la partie sud et vient ainsi confirmer l'incidence que l'arrivée des colons a exercé sur la démographie de l'île. 107. Face au problème des colons turcs, les deux communautés adoptent des positions différentes. Les Chypriotes grecs sont extrêmement préoccupés par une situation qu'ils jugent très grave et accusent l'Administration chypriote turque de mener une politique favorisant la colonisation. Dans la partie nord de l'île, l'attitude à l'égard de l'installation de colons turcs semble avoir sensiblement évolué depuis 1974. Si au début ces colons étaient perçus par la grande majorité des Chypriotes turcs comme un appoint indispensable de main d'oeuvre pour faire face aux besoins du pays, au fil des années, l'accroissement de leur nombre et le rôle que certains d'entre eux jouent dans la vie politique, ont modifié la perception initiale et introduit d'importantes divergences au sein de la communauté chypriote turque. 108. En effet, les partis qui contrôlait l'Administration chypriote turque, tout d'abord minimisent le nombre des colons et ensuite déclarent que leur présence ne constitue aucun problème. Par contre, les partis d'opposition dénoncent vigoureusement l'arrivée des colons, leur naturalisation et leur utilisation à des fins électorales par les partis au pouvoir. 109. Personnellement, j'estime que plus grave que l'arrivée des colons turcs, est leur naturalisation par l'Administration chypriote turque. A la lumière des événements de 1974, je pourrais admettre qu'il était nécessaire de faire appel à des travailleurs migrants turcs dans la partie nord de Chypre, comme d'autres pays européens l'ont fait pour faire face à une pénurie de main-d'oeuvre. Mais la loi de naturalisation de 1975, édictée par l'Administration chypriote turque, montre très clairement que, déjà à l'époque, il y avait une volonté politique de donner à ces ressortissants turcs la nationalité chypriote. Le règlement qui, en 1981, a développé cette loi de naturalisation, ne fait qu'accentuer cette impression. Il suffit d'une décision des autorités pour qu'une personne puisse accéder à la nationalité. 110. C'est justement l'existence de ces textes juridiques accordant à l'Administration chypriote turque un pouvoir discrétionnaire énorme en matière d'accès à la nationalité, qui me porte à croire que les allégations des partis de l'opposition quant aux vagues de naturalisations qui précéderaient chaque élection sont sans doute fondées. 111. Par rapport à l'impact démographique de l'installation à Chypre des colons turcs, les autres flux migratoires, qui se sont produits à Chypre depuis 1974, ont un caractère mineur. Pour preuve, il suffit de constater que l'arrivée d'autres étrangers sur l'île, aussi bien au nord qu'au sud, n'a été évoquée qu'occasionnellement au cours de mes entretiens avec les parties concernées. 112. Je dois aussi signaler, dans mes conclusions, l'impact démographique de la présence de l'armée turque dans la partie nord de Chypre. Rien qu'en acceptant l'estimation la plus basse d'un contingent de 30.000 hommes et d'une population totale de l'ordre de 180.000 personnes, cela représente une proportion d'un militaire pour six civils qui doit être unique en Europe. 113. La question de la structure démographique de Chypre ne préoccupe pas uniquement l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Depuis la partition de l'île en 1974, la communauté internationale a pris position sur cette question dans différentes enceintes. Au début, les textes adoptés par l'Assemblée générale des Nations Unies, la Commission des Nations Unies sur les droits de l'homme ou la Conférence des Chefs de gouvernement des pays non alignés, se limitaient à demander aux parties d'éviter la modification de la structure démographique de Chypre. 114. Cependant, vers la fin des années 80, la question des colons est ouvertement évoquée. Ainsi les déclarations des Chefs de gouvernement du Commonwealth (Vancouver, 1987; Kuala Lumpur, 1989; Harare, 1991), contiennent des références explicites à la nécessité du retrait immédiat de toutes les troupes étrangères et des colons de Chypre. Une inquiétude semblable a été exprimée lors de différentes réunions des ministres des pays non alignés qui ont aussi réclamé le retrait immédiat des forces d'occupation et des colons (New York, 1987; Belgrade, 1989; Alger, 1990). Le Parlement européen, dans une résolution adoptée en mai 1988 sur la situation à Chypre, s'est également prononcé en faveur de l'établissement d'un calendrier précis de retrait des troupes et des colons turcs. 115. Tout ce qui vient d'être exposé m'amène à la conclusion que la présence et la naturalisation des colons constituent sans aucun doute un obstacle supplémentaire à une solution pacifique et négociée du conflit chypriote. Aux multiples litiges de caractère politique ou concernant les réfugiés, les personnes disparues ou la destruction de biens culturels, vient s'ajouter un problème dont les dimensions humanitaires n'échappent à personne. Par ailleurs, plus le nombre de colons sera important, plus il deviendra difficile de trouver une solution acceptable par les deux communautés et par les colons eux-mêmes. 116. La complexité de la question chypriote a souvent été utilisée comme prétexte par certains pour justifier leur inaction. En tant que Rapporteur, je crois, au contraire que, malgré les difficultés, le Conseil de l'Europe a un rôle à jouer pour favoriser la solution d'une crise qui concerne plusieurs de ses Etats membres. En me cantonnant volontairement aux questions démographiques, et vu l'absence des données fiables sur la population de l'île, j'estime qu'il est extrêmement urgent de procéder à un recensement dans les deux parties de l'île. Il est temps que les estimations cèdent la place aux données véritables. Cette tâche de recensement devrait être confiée à une instance indépendante. Pourquoi ne pas la confier au Comité européen sur la population (CDPO) ? Les démographes qui le composent sont internationalement reconnus pour leur compétence et leur indépendance. 117. Je crois aussi qu'il est absolument nécessaire de procéder à un contrôle strict de l'arrivée d'étrangers sur l'île, que ce soit pour des raisons de tourisme ou de travail. Il est également indispensable d'établir avec précision les mouvements migratoires de la population chypriote. Personne n'est aujourd'hui en mesure d'indiquer combien de Chypriotes, ayant gardé leur nationalité, résident aujourd'hui à l'étranger. 118. Il faut aussi lancer un appel à l'Administration chypriote turque pour qu'elle reconsidère la loi de naturalisation en vigueur dans la partie de l'île qu'elle contrôle. La largesse avec laquelle elle l'a appliquée jusqu'à présent est en train de devenir un élément de division au sein même de la communauté chypriote turque. 119. Toutes ces mesures devraient permettre d'établir progressivement un climat de confiance entre les deux communautés chypriotes. Ce n'est que dans un tel climat qu'un dialogue sera possible pour trouver une solution au conflit: Mais ce dialogue doit vraiment être ouvert à tous les Chypriotes. Personnellement, j'ai l'impression que la présente Administration chypriote turque ne tient pas suffisamment compte des points de vue de l'opposition lorsqu'il s'agit de réfléchir à l'avenir de l'île. 120. Pour conclure, je voudrais signaler qu'aussi bien au sud qu'au nord de Chypre, j'ai rencontré de nombreuses personnes animées par une claire volonté d'aboutir à un règlement du conflit par la voie du dialogue. C'est un signe d'espoir. En tant que Rapporteur, il ne me reste plus qu'à souhaiter que les Etats membres du Conseil de l'Europe accordent tout leur appui aux efforts du Secrétaire général des Nations Unies pour parvenir, dans les plus brefs délais, au rétablissement à l'ensemble de Chypre d'un Etat de droit.
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